Traînant leurs pas après leurs pas Le
front pesant et le coeur las, S'en vont, le soir, par la grand'route, Les
gens d'ici, buveurs de pluie, Lécheurs de vent, fumeurs de brume. Les
gens d'ici n'ont rien de rien, Rien devant eux Que l'infini de la grand'route.
Chacun porte au bout d'une gaule, Dans un mouchoir à carreaux bleus, Chacun
porte dans un mouchoir, Changeant de main, changeant d'épaule, Chacun
porte Le linge usé de son espoir. Les gens s'en vont, les gens d'ici,
Par la grand'route à l'infini. L'auberge est là, près du bois nu,
L'auberge est là de l'inconnu ; Sur ses dalles, les rats trimballent Et
les souris.
L'auberge, au coin des bois moisis, Grelotte, avec ses
murs mangés, Avec son toit comme une teigne, Avec le bras de son enseigne
Qui tend au vent un os rongé.
Les gens d'ici sont gens de peur : Ils
font des croix sur leur malheur Et tremblent ; Les gens d'ici ont dans
leur âme Deux tisons noirs, mais point de flamme, Deux tisons noirs en
croix.
Les gens d'ici sont gens de peur ; Et leurs autels n'ont plus
de cierges Et leur encens n'a plus d'odeur : Seules, en des niches désertes,
Quelques roses tombent inertes Autour d'un Christ en plâtre peint.
Les
gens d'ici ont peur de l'ombre sur leurs champs, De la lune sur leurs étangs,
D'un oiseau mort contre une porte ; Les gens d'ici ont peur des gens.
Les
gens d'ici sont malhabiles, La tête lente et les cerveaux débiles Quoique
tannés d'entêtement ; Ils sont ladres, ils sont minimes Et s'ils comptent
c'est par centimes, Péniblement, leur dénuement.
Avec leur chat, avec
leur chien, Avec l'oiseau dans une cage, Avec, pour vivre, un seul moyen
: Boire son mal, taire sa rage ; Les pieds usés, le creur moisi, Les
gens d'ici, Quittant leur gîte et leur pays, S'en vont, ce soir, vers
l'infini.
Les mères traînent à leurs jupes Leur trousseau long d'enfants
bêlants, Trinqueballés, trinqueballants ; Les yeux clignants des vieux
s'occupent A refixer, une dernière fois, Leur coin de terre morne et grise,
Où mord l'averse, où mord la bise, Où mord le froid.
| Suivent
les gars des bordes, Les bras maigres comme des cordes, Sans plus d'orgueil,
sans même plus Le moindre élan vers les temps révolus Et le bonheur des
autrefois, Sans plus la force en leurs dix doigts De se serrer en poings
contre le sort Et la colère de la mort. Les gens des champs, les gens
d'ici Ont du malheur à l'infini.
Leurs brouettes et leurs charrettes
Trinqueballent aussi, Cassant, depuis le jour levé, Les os pointus
du vieux pavé : Quelques-unes, plus grêles que squelettes, Entrechoquent
des amulettes A leurs brancards, D'autres grincent, les ais criards, Comme
les seaux dans les citernes ; D'autres portent de vieillottes lanternes.
Les
chevaux las Secouent, à chaque pas, Le vieux lattis de leur carcasse ;
Le conducteur s'agite et se tracasse, Comme quelqu'un qui serait fou,
Lançant parfois vers n'importe où, Dans les espaces, Une pierre lasse
Aux corbeaux noirs du sort qui passe.
Les gens d'ici Ont du malheur
- et sont soumis.
Et les troupeaux rêches et maigres, Par les chemins
râpés et par les sablons aigres, Egalement sont les chassés, Aux coups
de fouet inépuisés
Des famines qui exterminent : Moutons dont la fatigue
à tout caillou ricoche, Boeufs qui meuglent vers la mort proche, Vaches
lentes et lourdes Aux pis vides comme des gourdes.
Ainsi s'en vont
bêtes et gens d'ici, Par le chemin de ronde Qui fait dans la détresse
et dans la nuit, Immensément, le tour du monde, Venant dites de quels
lointains, Par à travers les vieux destins, Passant les bourgs et les
bruyères, Avec, pour seul repos, l'herbe des cimetières, Allant, roulant,
faisant des noeuds De chemins noirs et tortueux, Hiver, automne, été,
printemps Toujours lassés, toujours partant De l'infini pour l'infini.
Tandis qu'au loin, là-bas, Sous les cieux lourds, fuligineux et gras,
Avec son front comme un Thabor, Avec ses suçoirs noirs et ses rouges haleines
Hallucinant et attirant les gens des plaines, C'est la ville que la nuit
formidable éclaire, La ville en plâtre, en stuc, en bois, en fer, en or, -
Tentaculaire. |