La
plaine est morne, avec ses clos, avec ses granges Et ses fermes dont les pignons
sont vermoulus, La plaine est morne et lasse et ne se défend plus, La
plaine est morne et morte - et la ville la mange. Formidables et criminels,
Les bras des machines diaboliques, Fauchant les blés évangéliques, Ont
effrayé le vieux semeur mélancolique Dont le geste semblait d'accord avec
le ciel. L'orde fumée et ses haillons de suie Ont traversé le vent
et l'ont sali : Un soleil pauvre et avili S'est comme usé en de la pluie.
Et maintenant, où s'étageaient les maisons claires Et les vergers et les
arbres parsemés d'or, On aperçoit, à l'infini, du sud au nord, La noire
immensité des usines rectangulaires.
Telle une bête énorme et taciturne
Qui bourdonne derrière un mur, Le ronflement s'entend, rythmique et dur,
Des chaudières et des meules nocturnes ; Le sol vibre, comme s'il fermentait,
Le travail bout comme un forfait, L'égout charrie une fange velue Vers
la rivière qu'il pollue ; Un supplice d'arbres écorchés vifs Se tord,
bras convulsifs, En façade, sur le bois proche ; L'ortie épuise au coeur
les sablons et les oches, Et des fumiers, toujours plus hauts, de résidus
- Ciments huileux, plâtras pourris, moellons fendus - Au long de vieux
fossés et de berges obscures Lèvent, le soir, des monuments de pourriture.
Sous
des hangars tonnants et lourds, Les nuits, les jours, Sans air ni sans
sommeil, Des gens peinent loin du soleil : Morceaux de vie en l'énorme
engrenage, Morceaux de chair fixée, ingénieusement, Pièce par pièce, étage
par étage, De l'un à l'autre bout du vaste tournoiement. Leurs yeux sont
devenus les yeux de la machine ; Leur corps entier : front, col, torse, épaules,
échine, Se plie aux jeux réglés du fer et de l'acier ; | Leurs
mains et leurs dix doigts courent sur des claviers Où cent fuseaux de fil
tournent et se dévident ; Et mains promptes et doigts rapides S'usent
si fort, Dans leur effort Sur la matière carnassière, Qu'ils y laissent,
à tout moment, Des empreintes de rage et des gouttes de sang.
Dites
! l'ancien labeur pacifique, dans l'Août Des seigles mûrs et des avoines rousses,
Avec les bras au clair, le front debout, Quand l'or des blés ondule et
se retrousse Vers l'horizon torride où le silence bout. Dites ! le
repos tiède et les midis élus, Tressant de l'ombre pour les siestes, Sous
les branches, dont les vents prestes Rythment, avec lenteur, les grands gestes
feuillus. Dites, la plaine entière ainsi qu'un jardin gras, Toute folle d'oiseaux
éparpillés dans la lumière, Qui la chantent, avec leurs voix plénières, Si
près du ciel qu'on ne les entend pas. Mais aujourd'hui, la plaine ? -
elle est finie ; La plaine est morne et ne se défend plus : Le flux des
ruines et leur reflux L'ont submergée, avec monotonie.
On ne rencontre,
au loin, qu'enclos rapiécés Et chemins noirs de houille et de scories Et
squelettes de métairies Et trains coupant soudain les villages en deux.
Les
Madones ont tu leurs voix d'oracle Au coin du bois, parmi les arbres ; Et
les vieux saints et leurs socles de marbre Ont chu dans les fontaines à miracles.
Et tout est là, comme des cercueils vides, - Seuils et murs lézardés et toitures
fendues - Et tout se plaint ainsi que les âmes perdues Qui sanglotent
le soir dans la bruyère humide.
Hélas ! la plaine, hélas! elle est finie
! Et ses clochers sont morts et ses moulins perclus. La plaine, hélas
! elle a toussé son agonie Dans les derniers hoquets d'un angelus. |